Destination : 84 , ? ?


Le zodiaque à Godot

Chavirage (tentative de bluette)

Il pleuvait des hallebardes. Un authentique déluge. Comme à chaque fois. Elle aurait dû en avoir l’habitude. Ca lui collait immanquablement Verlaine dans le crâne : « Il pleure dans mon cœur… ». Non, cette fois-ci, les cartes l’avaient dit, le destin serait autre. Plus de pleurs. Se rajoutait à la pluie un froid polaire, qui embuait les vitres du café. Sa vision était légèrement floue, à travers les lunettes, mais ça, c’était plus sûrement la fébrilité, l’émoi. Quelque part, cette nébulosité la rassurait. L’univers était ouaté, les arêtes en semblaient moins violentes.

Elle dessina un petit espace en forme de coeur sur la vitre, un geste machinal. Dans la forme dégagée, elle apercevait à peine la petite rue perpendiculaire au quai, sur lequel se trouvait l’entrée du Café du Port. C’est lui qui avait proposé ce café, elle n’y était jamais entrée auparavant. Elle essayait de deviner en quoi ce choix lui permettait de l’imaginer mieux, mais c’était difficile. Le café était relativement impersonnel, banal. Elle avait élu une banquette de skaï rouge un peu en retrait, cachée partiellement à la vue de ceux qui entraient par une grosse plante verte en plastique, légèrement poussiéreuse. Le poste d’observation idéal, pour s’éclipser rapidement, si par hasard, à la dernière minute, elle ne se sentait plus le courage. C’était elle qui avait proposé l’heure : 6 h, à cause de son horoscope. Le 6 était son nombre de chance du jour, et elle avait appris à ne jamais rien négliger.

Le serveur avait dû percevoir sa nervosité, il la regardait d’un air légèrement amusé, et lui suggéra, après son troisième café, de prendre plutôt un remontant.
- Et si vous changiez pour prendre un cordial ? Ca réchauffe, et puis vous seriez moins nerveuse… Ca serait mieux, non, ma petite dame ?
Elle n’avait pas entendu le mot « cordial » depuis l’enfance, il lui parut incongru dans la bouche du serveur, qui paraissait pourtant très jeune. De même que le fait de l’appeler sa « petite dame ». Etait-elle vieille à ce point, pas présentable ? Elle eut une bouffée d’angoisse, qu’elle refoula de son mieux.

Elle était arrivée bien à l’avance. Ca lui laissait tout le temps pour lire et relire l’horoscope de la semaine, qu’elle avait bien sûr amené avec elle.
« La lune noire va enfin arrêter d'assombrir votre horizon. »
Question horizon, à la minute, c’était un peu bouché, mais rien à voir avec la lune noire, seulement la pluie qui continuait sa chute persistante et régulière.

Elle était venue plus tôt, pour tenter de s’imprégner lentement de l’atmosphère du lieu, pour calmer peu à peu son palpitant, qui lui cognait dans les tympans…
Elle en avait la tête qui lui tournait, tellement le bruit résonnait au-dedans d’elle.

A nouveau, elle se demanda ce qui avait pu la conduire à accepter ce rendez-vous. Une dizaine de messages sur internet avaient suffi à les amener très loin, ou très près, ça dépend de comment on considère les choses, et elle avait fondu, abandonnant toute réticence, se lâchant complètement. Dans leurs échanges, il y avait déjà une telle complicité. C’était nouveau pour elle, délicieusement nouveau. C’était lui, l’homme de sa vie, c’était presque indubitable… Mais maintenant que la rencontre se rapprochait, tout lui semblait de plus en plus incertain.

D’abord, il ne viendrait pas, elle en était tout à coup quasiment convaincue. Utilise-t-on le pseudonyme de Godot, si l’on a l’intention de venir ? Par quel aveuglement avait-elle pu croire que c’était son vrai nom ? Qu’elle était gourde, c’était tout elle, cette affligeante crédulité …
Elle avait passé des nuits et des nuits dans ses fantasmes, tournant et retournant le moindre mot contenu dans les messages de Godot, en déduisant son goût pour les choses simples ; sa gaieté... et jusqu’au son de sa voix – chaleureuse et timbrée ; à son physique – grand, certainement grand, une silhouette inquiète à la Beckett. S’il lui ressemblait, c’est sûr et certain, elle craquerait sur le champ. Elle avait même relu Oh les beaux jours, pour mettre toutes les chances de son côté, et parce que le titre lui semblait heureusement prémonitoire, en apprenant même des phrases entières : Les yeux sur mes yeux… ça que je trouve si merveilleux… Il faut que ça bouge, quelque chose, dans le monde…. Un zéphyr, un souffle... Fredonnant, comme une rengaine, ce que se chante Winnie, en pensant à lui : Gardez-moi, puisque je suis à vous.

Et maintenant, l’évidence la frappait de plein fouet : il ne viendrait pas.
Et s’il venait et qu’il était affreux, avec des yeux froids, et s’il était lugubre ou imbu de lui-même ? Elle s’emballait, le cordial rajoutait du rouge à ses joues.

Pourtant, peut-on résister à des mots comme ceux de son dernier message ? Elle en avait la copie dans son sac, bien qu’elle le sache par coeur. Elle le relut fébrilement.

« Je pense à toi, je vais par monts et par merveilles. Je ne redescends pas de mon nuage. Comme si je flottais, bien au-dessus du sol. Imaginer la douceur aérienne de tes mains sur mon corps me donne un léger vertige. Jamais je n’avais senti autant de connivences, autant de tranquille chaleur avec une femme. La vie ne m’a pas fait que des cadeaux jusqu’ici, mais avec toi, la page est tournée, je le sais. Je t’ai dans la peau, même sans t’avoir vue. Définitivement. Un sentiment aussi fort que ça, ça ne peut pas tromper. Une pulsation enflammée embrase ma poitrine, presque impalpable et extrêmement puissante à la fois. Et par-dessus tout, je ressens une envie déraisonnable de me donner à toi, encore et encore. Mais la raison n’a rien à voir avec tout ça, je veux être totalement extravagant, fou d’amour, toujours. Sois à moi, je t’adore.
Tu es la perle rare de ma vie.
Je pense à toi, c’est tout. »
Ton Godot

Quel poète ! Elle se sentit chavirer, certaine que son regard à lui, quand elle le croiserait, la ferait sombrer corps et âme. Chavirer, sombrer, c’était le Titanic de la passion, son histoire ! Il continuait à pleuvoir, une pluie battante, c’était peut-être toute cette eau qui tombait qui lui suggérait ces images d’immensité dans laquelle on plonge, de son plein gré.
Elle avait froid aux pieds, c’était toujours pareil lorsqu’elle était tendue. Et elle l’était !

Elle relut la suite de l’horoscope : « C’est précisément aujourd’hui que Vénus arrive dans votre ciel. Vos amours vont réellement prendre un tour nouveau. Mais ne partez pas à la chasse sans bander votre arc. »
Comment interpréter ce conseil étrange ? De quel arc parlaient-ils ? Elle les détestait d’être allusifs de la sorte. Comment pouvait-elle se débrouiller avec des conseils aussi vagues qu’abscons ? Elle n’allait pas accueillir l’homme de sa vie armée, si c’était pour s’abandonner mollement à lui dans les deux minutes qui suivraient.

Ah, elle comprenait tout à coup : l’arc, c’était pour le coeur. Comment imaginer l’amour sans Cupidon et ses flèches ? Elle pouvait réparer cela facilement. Le coeur était presque effacé sur la vitre du café, elle y rajouta cependant une flèche, avec trois traits à l’arrière. Comment ça s’appelait, elle ne se souvenait plus… l’empenne, quelque chose comme ça. Ca rimait peut-être prémonitoirement avec hymen…Mais peut-on se fier aux mots ?

L’heure de la rencontre approchait et elle avait une sensation de creux au niveau de l’estomac. Plus le temps passait, plus son cerveau s’emballait, en une course échevelée de questions auxquelles elle n’allait pas avoir le temps de répondre. Elle se les était posées des centaines de fois, mais là, sur la banquette de skaï qui collait légèrement sous ses cuisses, elle avait l’impression de les découvrir pour la première fois : comment allait-elle le reconnaître ? Il lui avait dit qu’il aurait Libé sous le bras, mais, s’ils étaient deux, ou si, pour une raison ou une autre, le marchand avait été en rupture de stock…
Si elle le voyait, fallait-il parler ? Arriverait-elle à prononcer la moindre syllabe ? Oh il va me parler aujourd’hui, oh le beau jour encore que ça va être… Elle repensait à Beckett. Mais, malgré le cordial, elle avait la gorge sèche. Serait-elle à la hauteur de son attente ? Allaient-ils en venir tout de suite au contact tant attendu, à leurs deux peaux réunies, dans une douce fusion ? Elle en rêvait.

Penser à son propre corps l’angoissa à nouveau : elle n’avait pas travaillé ses abdos « ni d’une façon, ni d’une autre », comme l’horoscope le lui conseillait pourtant vivement, et ce depuis plus d’une semaine. Elle était fichue : il ne voudrait certainement pas d’une molle !

Elle était tellement absorbée à calmer ses pensées débridées, qu’elle ne s’était pas aperçue qu’un homme, silhouette inquiète à la Beckett, avait pris place sur la banquette rouge à côté d’elle. Il la contemplait avec un regard dans lequel, quand enfin elle le vit, elle put lire le même savoureux mélange de peur et d’excitation qu’elle sentait en elle. C’est comme ça qu’elle le reconnut, à cette similitude, à ce fluide magique entre eux, présent dès le premier regard.

Il sourit, s’approcha, l’enlaça doucement, comme s’il l’avait toujours fait et dit, après un long silence dans lequel il lui sembla que toute la tendresse du monde était inscrite : « Ma perle rare, enfin ! ».
Elle balbutia un « mon Godot » imperceptible, en se laissant aller contre lui.

Il lui sembla qu’elle était devenue délicieusement liquide, comme la pluie qui continuait à dégouliner sur la vitre du café.
Oh le beau jour !




Christine C.